LE MOULIN DE BEAUFER

L'existence du moulin de Beaufer est attestée par une déclaration en date du 11 août 1517 d'une certaine "Clare Moline fille de Jean vivant de l'évêché de Viviers " dans laquelle elle affirme " qu'elle est enceinte depuis le mois de février ou peu avant de Estève Chases son maistre au moulin de Belferre avec lequel demeuroit depuis trois ans et l'a cognue charnellement "(1).

Quelque quatre-vingts ans plus tard, il est fait mention de l'ancien moulin de Beaufer dans un acte de location cité dans la procédure opposant les communautés du Pin et de Saint-Pons dans l'affaire du sixième."

"Le 16 avril 1597, arrentement par Pierre Vernède d'une terre à la juridiction de Saint-Pons appelée Pas du Pin où se trouvoit un beal sive reclause du moulin de la Crouzette ou Belfère, passant entre la juridiction de Saint-Pons et celle du Pin, contenant environ deux salmées (environ 16 ares), confronte du levant la rivière de Tave, du marin terre d'Etienne et Jean Vernède, et le devois du dit Margelet, jadis appelé le bois de las Esquines…

….Antérieurement à cet acte se trouvait dans le même quartier le moulin de la Crouzette ou de Belfère dont il ne reste aucun vestige, non plus que de l'endroit ou le beal passoit…"(2)

Cette précision infirme l'hypothèse émise par M. Paris (3) qui , se fondant sur la toponymie, suppose que le moulin de la Crouzette était plutôt à l'emplacement du Grand Moulin actuel, à la croisée des routes de l'Ardoise à Uzès et de Bagnols à Alès.

Les causes de la disparition du vieux moulin de Beaufer ne sont pas évoquées mais il n'est pas interdit de penser que les désordres des guerres de religion, particulièrement intensifs dans la région, pourraient y être pour quelque chose.

Sa reconstruction date du XVIIe siècle ou de la première moitié du XVIIIe. Au début du XVIIIe siècle, le moulin est la propriété de la famille d'Astier de Saint-Pons-la-Calm. Quelques meuniers locataires sont mentionnés occasionnellement dans les registres paroissiaux : en 1742 est baptisée à Saint-Pons, Catherine, fille d'Antoine Delaville, meunier au moulin de M. d'Astier, et de Marie Borrelly ;en 1752 le registre paroissial distingue Etienne Peyric, époux de Jeanne Granet, habitant le moulin de M. d'Astier ; la même année, Barthélémy Meysselle et sa femme Marguerite Suel sont cités eux aussi comme meuniers du moulin de M.d'Astier.

En 1759, MM;Louis et Jacques d'Astier et leur sœur, demoiselle Jeannine d'Astier, vendent le domaine du moulin à Messire Anne Gaspard de la Croix, baron de Mairargues (Meyrargues), seigneur de Gaujac, pour la somme de 7200 livres. Les biens cédés comportent :

- un moulin à bladier et un gruadou,

- une écurie " joignant " et un casal,

- une terre à blé, le pré, un coin de vigne, différentes terres près de l'écluse et du béal, " plusieurs brotteaux (4) et paturages ", le tout situé dans le quartier appelé "au dessous du grand chemin (5).

Du moulin bladier au moulin à papier.

En 1763, Joseph Sault est identifié dans le registre paroissial comme meunier de Monsieur le baron de Gaujac (6).. Le 6 septembre 1770, François Tacussel prend à bail le moulin à bled dit d'Astier pour la somme de 375 livres payable chaque année à la Saint-Michel.

M. de Gaujac forme bientôt le projet de reconvertir le moulin dans la fabrication du papier. Dés1774, il obtient l'autorisation d'exploiter à cet effet un moulin à 18 maillets sur la rivière de Tave.

Le bail est renouvelé en 1777 au profit de Jean-François Tacussel, originaire de Vaucluse, pour la somme inchangée de 375 livres payable le 29 septembre. Mais il est stipulé également que le locataire devra porter à la même date au dit seigneur en son château " une rame de papier à lettre de la première qualité et deux rames de papier pour l'usage de la cuisine ". Le locataire s'engage à construire incessamment un moulin à papier " sans pouvoir sous quelque prétexte que ce soit laisser subsister le moulin à bled ni en substituer des nouveaux ni aucun moulin à huile ". Il est précisé enfin qu'il ne pourra prétendre disposer que des " eaux provenant du Pin et la fuite de celles qui viennent de Cavillargues, telles qu'elles parviendront à l'écluse ou chaussée pratiquée pour le dit moulin d'Astier, laquelle chaussée sera à la charge de nous Tacussel de même que le béal qui la suit "(7).

Ce canal d'amenée d'eau est représenté sur plan figuratif du terroir de Saint-Pons datant de la même année 1777 sous l'appellation de "béal du Petit-Moulin ", par opposition à celui du Grand-Moulin. En revanche, il existe bien une terre au sud de la Tave, appelée " Beou ferre " et signalée comme étant du terroir de Gaujac mais de la dîmerie de Saint-Pons à la suite d'une transaction intervenue le 14 mars 1451.

En 1811, le moulin emploie deux ouvriers seulement. Il est racheté en 1823 par Antoine Tacussel qui le transmet à son fils Adrien en 1850.

En 1842 (8) il est cité effectivement comme moulin à papier; mais c'est de 1854 que date sa reconstruction et sa transformation en papeterie (fabrique de gros papier). Il passe à Jean-Baptiste Boilard en1862 puis à Jean Pontanier en 1870.

En novembre 1877, Monsieur de Valcrose (ou de Vaucroze) dépose une demande tendant à obtenir le règlement des usines qu'il possède sur la rivière de la Tave. Le projet présenté comporte la construction d'un barrage en aval du canal de fuite du Grand-Moulin pour alimenter sa papeterie située plus bas au lieu-dit Beaufer. Cette papeterie était en effet alimentée jusqu'alors par l'eau sortant du Grand-Moulin, ce qui la rendait ainsi totalement tributaire du fonctionnement de ce dernier; il était donc nécessaire de créer un barrage sur la Tave pour lui assurer une complète autonomie surtout si monsieur de Vaucroze, propriétaire également du Grand-Moulin, devait un jour s'en séparer. Un barrage fut bel et bien établi sur la Tave mais en amont du pont de Saint-Pons, comme en témoigne le plan cadastral de l'époque et le tracé du béal encore visible sur le terrain (9) .

La papeterie cesse ses activités en 1875, date à laquelle le bâtiment est racheté par Ursule Demarès de Vaucrose, descendante des La Croix de Castries (10).

Le moulin est déclassé en bâtiment rural en 1891. Il est racheté en 1907 par M.Joseph Mourret, avec le restant du domaine des Vaucrose, y compris le Grand Moulin en amont. Il revend les deux moulins quatre ans plus tard. Beaufer, acquis le 23 août 1911 par M. Louis Borie, est définitivement reconverti en exploitation agricole; le bâtiment principal perd son toit, les murs peu à peu s'écroulent, le béal s'envase…

Jusqu'en 1999, le mas et le moulin restent la propriété de la famille Borrelly. Il a été acquis par M. Peter Leahy, habitant à Londres, qui vient de faire restaurer la maison d'habitation, le pigeonnier et les remises annexes.

* Nous ignorons à peu près tout aujourd'hui du fonctionnement du moulin à papier mais nous pouvons l'imaginer d'après le schéma de principe d'un établissement du même genre qui subsiste encore près d'Ambert dans le Puy-de-Dôme(11) . On rapporte que le bruit des maillets retombant dans les bassins de travail de la pâte était entendu de Saint-Pons lorsque le vent était au marin (12).

Les ruines qui subsistent ont été dégagées par MM Yvan et Gérald Borrelly. La surface bâtie était d'environ 500 m2 et la construction comportait un étage; le gros-œuvre était en moellons; le toit à longs pans en batière était couvert de tuiles creuses On peut deviner aujourd'hui encore l'emplacement de la roue à aubes qui actionnait les pilons destinés à broyer la pâte à papier. Des planches de chêne destinées à la réparation de la roue ont été retrouvées il y a quelques années dans le sous-sol argileux du hangar agricole contigu au mas de Beaufer proprement dit.

Les vestiges de deux des bassins sont encore parfaitement visibles . Leur configuration laisse supposer qu'il s'agissait en fait de "piles hollandaises". Ce type d'installation, créée au XVIIIe siècle, offrait l'avantage de supprimer la phase de "pourrissage" dans la fabrication du papier et permettait d'obtenir un produit plus fin et plus lisse. La cuve, ici en pierre, supportait un cylindre muni de lames qui déchiquetaient "la chiffe" en une heure et demie tout en assurant la circulation de l'eau. Un système de ce genre est encore employé au moulin à papier de Fontaine-de-Vaucluse.

On sait par ailleurs que le vaste grenier aménagé en haut du bâtiment principal servait au séchage des feuillets de papier. Il s'agissait en fait d'un papier assez grossier destiné à l'emballage. La paille récoltée à Saint-Pons faisait partie de la matière première utilisée. -

 

ANNEXE

En marge du moulin de Beaufer.

- Le crime de Saint-Pons -

Il n'est guère possible de traiter du moulin de Beaufer sans évoquer le drame qui s'y déroula à la fin du siècle dernier.

La propriétaire, Madame de Vaucrose, était venue s'y établir avec son fils Fernand en quittant Paris où, suivant la rumeur, elle avait été la maîtresse de Napoléon III. Un tableau accroché au mur de sa chambre mais dissimulé par une étoffe la représentait nue au temps où sa beauté pouvait encore lui valoir cette faveur.

D'un caractère difficile et d'humeur acariâtre, elle avait fait de son fils un véritable esclave. Très autoritaire elle entendait que les honneurs dus à son rang lui fussent rendus. C'est ainsi qu'une habitante de Saint-Pons, Madame Payan, employée au ramassage des feuilles de mûriers, s'était vue congédiée sur-le-champ pour avoir omis de la saluer alors qu'elle passait dans sa calèche (13). Suivant la tradition orale, elle avait coutume de visiter ses terres en se faisant porter sur une brouette par un de ses domestiques, M. Bardeletti, le père du réparateur de montre, qui faisait les commentaires de la visite dans un sabir moitié patois-moitié italien.

Le 24 août 1898 au matin, Madame de Vaucrose est trouvée étranglée dans sa chambre. Sa bonne Marie Bastide qui dormait dans la pièce contiguë n'a rien vu ni entendu.

Les soupçons se portent en premier lieu sur le fils de la victime qui, incarcéré à la prison d'Uzès, bénéficie bientôt d'un non-lieu. Marie Bastide qui a tout d'abord mis en cause son maître est inculpée pour complicité d'assassinat puis remise en liberté après avoir accusé un journalier de Saint-Pons, Joachim Audibert, pour finalement se rétracter. Elle se suicide en juin 1900 en absorbant une dose massive de liqueur d'absinthe.

L'instruction se poursuit cependant et la justice est amenée à s'intéresser à Barthélémy-Auguste Gayte, originaire de Saint-Pons, où son père est boucher, mais habitant Le Perreux en région parisienne. Celui-ci est alors détenu à la Maison Centrale de Poissy où il purge une peine de 18 mois de prison pour vol. Il est bientôt prouvé que l'intéressé était de passage dans la région de Saint-Pons au moment du crime et qu'il a procédé les jours suivants à la vente de bijoux reconnus comme ayant appartenu à Madame de Vaucrose. Accusé de complicité d'assassinat et de complicité par recel de vol qualifié, il est jugé par la Cour d'assises de Nîmes en décembre 1900 puis en février-mars 1901. Le jury retient la complicité par recel de vol qualifié avec connaissance de l'assassinat ayant précédé; Auguste Gayte est condamné à la peine relativement clémente, du moins pour l'époque, de vingt ans de travaux forcés.

Les tentatives pour obtenir la révision du procès n'aboutiront pas et le condamné ne reviendra pas du bagne;

L'affaire du " crime de Saint-Pons" connut à l'époque un certain retentissement; elle a fait l'objet par la suite d'un ouvrage publié en 1947 (14).

Comme le souligne Monsieur Paris (15): " Si la justice a tranché, l'opinion populaire locale n'en reste pas moins convaincue, prés de cent ans après l'affaire, à tort ou à raison, que le véritable assassin était le propre fils de la victime ". On avait condamné un voleur mais le criminel n'avait pas été jugé.

* * *

1- Archives notariales Jean Flandin, Tresques. Cité par Marcel PARIS in Moulins à eau ...moulins de Tave. 1995.

2- A.C. Instruction sur interlocutoire pour les consuls de Saint-Pons-la-Calm contre les consuls du Pin (1786),p.55.

3- Moulins à eau, moulins de Tave, p.76.

4- Brotteaux = lieux de pacage où le bétail est mis à brouter (?).

5- A.N. : 306 AP 249, pièce 63.

6- Voir plus loin la location du moulin du baron de Maeyrargues à Jean-François Tacussel en 1777.

7- A.N. : 306 AP 249, pièce 23.

8- Ibidem.

9- Extrait de l'ouvrage de M. Marcel Paris déjà cité

10- Inventaire des anciens sites industriels établi par la DRAC (BRGM /SGR:LRO 1999), référence IA00128661. Informations communiquées aimablement par M. Michel Wienin.

11- Voir annexe.

12- Source: M.Daniel Gayte de Saint-Pons -la -Calm.

13- Cité par Mr.Jacques BOUSSAYE.

14- BOUCHARDON (Pierre ) .Madame de Vaucrose. Ed.Albin Michel. Paris ,1947.

15- PARIS ( Marcel ).Moulins à eau, moulins de Tave. 1995.

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